• La Lionne / Chapitre n°2

    La Lionne Chapitre n°2

     

    Personalités

    ( carte de  mandchourie : c'est un vaste territoire au nord-est de l'Asie, dont la plus vaste extension couvre le nord-est de la Chine, et l'est de la Russie sur l'océan Pacifique.)

     

     

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    Shigeko se réveilla après que Chikao fut parti pour l'école maternelle, accompagné de Yokoi. Il était neuf heures. Par les interstices des volets passait un rayon de lumière pareil à une coulée de résine.

    Depuis quelques jours, bien que son mari Hisao ne rentrât pas, pour cause de "voyage d'affaires", Shigeko ne pouvait pas s'endormir sans lui avoir fait préparer auparavant son lit pour la nuit. Même si ce n'était qu'un lit vide et froid, elle avait besoin de le voir à côté d'elle pour trouver le sommeil. Probablement ce lit vide était-il plus agréable pour elle, car il n'en venait aucune respiration déplaisante et tout y était soumis à son bon plaisir jusqu'au moment où ses yeux se fermaient. C'était en partie sa fébrilité qui le lui commandait, mais, jusqu'à l'aube, elle ne pouvait se décider pour aucun des deux lits et elle quêtait le sommeil en en passant constament d'un oreiller à l'autre, d'un lit à l'autre. Il était inévitable qu'en se réveillant Shigeko découvrît chaque matin un " autre lit " en désordre, mais aussi vide et froid qu'une tombe.

    C'était un réveil aussi déplaisant qu'un mauvais pressentiment. Le matin l'effrayait : un matin qui aurait équivalu à la nuit pour un malade. Shigeko venait de s'arracher à un cauchemar cruel et funeste. Elle avait un goût de sang dans la bouche. Etaient-ce les effusions de sang de ses rêves, qui avaient laissé un arrière-goût ? Non. Elle avait l'habitude de se réveiller avec ce genre de se,sations, quand elle était indisposée. Alors, quoi qu'elle mangeât, les mets avaient le goût du sang.

    ...Depuis qu'elle avait assisté au spectacle atroce du rapatriement de Mandchourie, elle était devenue si sensible qu'elle avait écarté tout objet rouge de sa chambre. Mais, dans ses rêves, le sang coulait à flots. Ils répétaient avec insistance les scènes effroyables qui avaient eu lieu entre la fin de la guerre à Moukden et son arrivée en métropole. A l'age de dix-neuf ans, elle avait fait un voyage en Mandchourie. Pendant son séjour a Moukden, où se trouvait la compagnie de son père, elle avait connu son premier amour en tombant soudain amoureuse de Hisao, un ami de l'employé qui servait de guide, et cela avait été comme ces bourrasques du continent chinois qui, en instant, vous aveuglent dans leurs tourbillons de sable. A bien y repenser, Hisao était un expert en la matière et, du reste, il avait pour surnom " Attaque éclair". Et il était passé maître  dans l'art de faire enduer tout de suite un instant de souffrance, aussi habile qu'un chirurgien dans son maniement du scalpel, car la confiance en un chirurgien naît du fait qu'il ne prolonge pas l'attente de la souffrance et qu'il sait la diviser en phases à sa guise. Le frère de Shigeko s'était opposé à ce mariage, ce qui ne fit que la conforter dans sa détermination. Naissance de Chikao, fin de la guerre, trois ans plus tard...Le cauchemard commençait dans la ville de Moukden où régnait un silence mystérieux qui suivait ce jour du 15 août.

    A la fin août, l'armée soviétique fit irruption. Le frère de Shigeko, qui était lieutenant et passait pour un employé de la compagnie de son père, fut dénoncé comme membre des services secrets et emmené on ne sait où. L'année suivante, c'est-à-dire au printemps dernier, Hisao et sa femme prirent le chemin du rapatriement en train, vers la frontière coréenne, avec Chikao dans les bras. C'est aux environs de la gare de Miya-no-hara que le train fut attaqué par des bandits. Les voyageurs, qui ne savaient où s'enfuir, se réfugièrent au creux de poches marécageuses qui étaient éparpillées dans la lande. Dans ces marres, de hautes herbes, pareilles à des roseaux, poussaient par touffes d'un mètre, qui permettaient de s'y cacher en se tapissant dans l'eau. Mais la psychologie grégaire est telle que la plupart des passagers se regroupaient dans les mêmes zones avec force éclaboussures. Hisao changea soudain de direction pour courire délibérément vers le coin dégarni où la  touffe d'herbes etait trop peu dense pour les cacher convenablement. Il s'accroupit dans l'eau en tenant dans les bras  son enfant dont les tendres joues, qui n'avaient pas l'éclat de celles des autres enfants, tremblotaient ; ses yeux maladivement grands écarquillés d'épouvante, Chikao s'agrippait au cou de son père et comme un catéchumène trempait le bas de son corps dans l'eau.

    << N'ai pas peur, il n'y a rien à craindre, il ne faut pas pleurer. >>

    Shigeko fixait de ses yeux légèrement étirés les lèvres entrouvertes de son enfant, dont les pleurs seuls auraient pu entraîner leurs mort à tous les trois. Tout près du visage du petit, la mère tenait sa main prête à étouffer le moindre cri. Il se fit un long silence. Un coup de feu sec le brisa. D'autres coups suivirent. Le marécage retrouva son silence. Probablement les quelques victimes dont seul la tête dépassait de l'eau avaient dû y replonger sans avoir eu le temps de pousser un gémissement. Cela se vérifia à ce que, d'une touffe à peine distante d'une cinquantaine de mètres, des ondes agitées se dessinèrent à la surface, formant une tache rougeoyante. C'était la couleur d'une brique  humide de pluie... Apparurent alors dans un coin lointain du marécage trois ou quatre tirailleurs. Avant le coup de feu suivant, retentit au loin un hurlement strident comme un rire. Ainsi commença la chasse au canard, un véritable cercle de l'enfer.

    Quand l'attaque fut terminée, le train se remit en branle à l'aube et Shigeko , assise dans un coin, regardant derrière elle le sintillement du marais où le massacre avait été perpétré, perdit connaissance.qu'elle revint à elle, l'intérieur du compartiment était gaiement éclairé par le soleil. Apercevant la bouche de Chikao qui continuait de pleurnicher spasmodiquement près de son oreille, elle allait lui plaquer brutalement la main dessus, mais Hisao l'en empêcha.

    ...En se réveillant, Shigeko secoua la clochette. Elle voulait se rafraîchir la bouche au plus vite, car même sa salive visqeuse avait la saveur du sang. Elle demanda de l'eau à Katsu, agenouillée sur le seuil. Laissant la lumière cruelle du matin tourbillonner sous ses paupières, elle fit retomber sa tête sur l'oreiller un instant, les yeux clos.

    Avec une curiosité voilée de compassion, Katsu la vit plus tard vider son verre, assise dans son lit, comme fondue en lui, la tête toujours rejetée, les yeux encore fermés. Avec des gestes vifs, la nourice ouvrait les volets de bois qui, en se heurtant, produisaient un claquement vigoureux. Sur toute l'étendue du large couloir, se déversait une coulée de lumière d'automne, généreuse et limpide.

    << Quel jour de la semaine sommes-nous ?>>                                               Katsu, troublée par ce regard qui soudain s'était tourné vers elle, ne pouvait répondre que pour la forme.

    << Eh bien..., c'est-à-dire..., je crois qu'on est mardi...>>                               Alors que Shigeko avait projeté de débuter sa journée par un dialogue mécanique, cette réponse incertaine pertubait ses plans et désormais il ne lui restait plus qu'à aggraver la situation jusqu'au bout.

    << Tu ne sais même pas dire le jour de la semaine?                                        _Eh bien, je me fais vieille maintenant...>>                                                      Son ton de dérision semblait cacher un fond plus grave.

    << Qu'est ce que c'est que cette réponse ? Même toi, tu te moque de moi... Vous vous liguez contre moi.>>    Comme les sanglots de Shigeko, inévitables dans ce type se situation, ne manquèrent pas, Katsu fut rassurée et, par ailleurs, l'humiliaion qu'elle avait subie suscita en elle une douloureuse joie. Elle saisit dans ses bras sa malheureuse maîtresse qui avait l'âge d'être sa fille. Un amour d'une douceur désuète, qui ne pouvait être partagée que par une servante et sa maîtresse, encourageait et confortait Katsu.

    << Que dites-vous, mademoiselle ? Nous ne pensons qu'à vous rendre heureuse, Mademoiselle. Si quelqu'un osait se moquer de vous, je ne lui pardonnerais pas.>>

    Entre ses larmes, Shigeko eut un sourire qui découvrire ses dents étincelantes et humides.

    << Je vais me venger, tu sais.                                                                    _Comme il vous plaira.                                                                                    _Je vais tuer quelqu'un.                                                                            _Comme il vous plaira. >>

    Dans l'assentiment complaisant de Katsu, il y avait un relent d'opportunisme attentif, comme celui d'un receleur d'organes à l'egard d'un criminel.

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